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Guedj, Denis: LE THÉORÈME DU PERROQUET

Portre of Guedj, Denis

LE THÉORÈME DU PERROQUET (French)

CHAPITRE 1
Nofutur


Comme tous les samedis, Max avait fait sa virée aux Puces de Clignancourt ; il s’y était rendu à
pied, par le nord de la butte Montmartre. Après avoir farfouillé chez le vendeur où Léa avait échangé
les Nike tachés que Perrette lui avait offerts la semaine précédente, il entra dans le grand hangar des
surplus coloniaux et se mit à fouiller dans un gros tas d’objets hétéroclites quand, tout au fond du
local, il aperçut deux types bien mis très excités. Il pensa qu’ils se battaient. Ce n’était pas son
affaire. C’est alors qu’il découvrit le perroquet ; les deux types tentaient de le capturer.
Ça devenait son affaire.
Le perroquet se défendait à grands coups de bec. Le plus petit des deux types lui saisit le bout de
l’aile. Vif comme l’éclair, le perroquet se retourna et lui mordit le doigt jusqu’au sang. Max vit la
bouche du petit type s’ouvrir dans un cri de douleur. L’autre type, le grand, furieux, assena un terrible
coup de poing sur la tête du perroquet. Max s’approcha, il crut entendre le perroquet groggy hurler :
« À l’assas… À l’assas… » L’un des types sortit une muselière. Museler un perroquet ! Max fonça.
Au même moment, rue Ravignan, Perrette, retenant sa respiration tellement était forte l’odeur
d’huile de vidange, entra dans la chambre-garage. Elle écarta les tentures du lit à baldaquin et tendit
une lettre à M. Ruche. Un timbre gros comme une patate illuminait l’enveloppe. Un timbre des postes
brésiliennes ! Perrette remarqua que la lettre avait été postée plusieurs semaines avant. Le cachet
indiquait qu’elle venait de Manaus. M. Ruche ne connaissait personne au Brésil, encore moins à
Manaus.


Monsieur Pierre Ruche
1001 feuilles
Rue Ravignan
Paris XVIII
e FRANCE


La lettre lui était bien adressée. Mais le numéro de la rue manquait et l’adresse était drôlement
écrite : «
1001 » au lieu de « Mille et Une ».
Manaus, août 1992


Cher πR,
La façon dont j’écris ton nom t’indiquera qui je suis. Ne t’étouffe pas, c’est moi, Elgar, ton vieil
ami, que tu n’as pas revu depuis… un demi-siècle, oui, oui, j’ai fait le compte. Nous nous sommes
quittés après notre évasion, t’en souviens-tu, c’était en 1941. Tu voulais partir, me disais-tu,
poursuivre une guerre que tu n’avais pas encore commencée. Moi, je voulais quitter l’Europe,
pour clore celle qui à mes yeux n’avait que trop duré. C’est ce que j’ai fait. Après notre
séparation, je me suis embarqué pour l’Amazonie, où je vis depuis. J’habite près de la ville de
Manaus. Tu en as sûrement entendu parler, la capitale déchue du caoutchouc.

Pourquoi je t’écris après tant d’années ? Pour t’avertir que tu vas recevoir un chargement de
livres. Pourquoi toi ? Parce que nous étions les meilleurs amis du monde et que tu es le seul
libraire parmi mes connaissances. Je vais t’envoyer ma bibliothèque. Tous mes livres : quelques
centaines de kilos d’ouvrages mathématiques.
Il y a là tous les joyaux de cette littérature. Tu t’étonneras sans doute qu’à propos de
mathématiques je parle de littérature. Je peux t’assurer qu’il y a dans ces ouvrages des histoires
qui valent celles de nos meilleurs romanciers. Des histoires de mathématiciens comme celles, je
cite au hasard, des Persans Omar al-Khayyām ou al-Tūsī, de l’Italien Niccoló Fontana Tartaglia,
du Français Pierre Fermat, du Suisse Leonhard Euler. Et tant d’autres. Des histoires de
mathématiciens, mais aussi des histoires de mathématiques ! Tu n’es pas obligé de partager mon
point de vue. En cela tu serais de ceux, innombrables, qui ne voient dans ce savoir qu’un ramassis
de vérités baignant dans un triste ennui. S’il t’arrivait un jour d’ouvrir l’un de ces ouvrages,
offre-moi, vieil ami, de te poser cette question : « Quelle histoire ces pages me racontent-elles ? »
Tu regarderas alors, j’en suis sûr, ces mathématiques opaques et ternes sous une tout autre
lumière, qui te comblera, toi, l’insatiable lecteur des plus beaux romans. Laissons cela.
Dans les caisses que tu réceptionneras bientôt se trouve ce qui à mes yeux constitue le meilleur
de l’
opus mathématique de tous les temps. Tout y est.
C’est, n’en doute pas, la plus complète collection privée d’ouvrages mathématiques jamais
réunie. Comment ai-je pu la constituer ? Toi le vieux libraire, quand tu les auras sous les yeux, tu
n’auras pas de peine à imaginer ce que cela m’a coûté. En temps, en énergie. Et en argent, bien
sûr ! Des fortunes ! ! il y a là, tu le découvriras toi-même, des originaux, vieux parfois de cinq
siècles, que j’ai pu me procurer après des années de… chasse, c’est le mot. Comment ai-je pu me
les offrir ? Tu comprendras que sur le sujet je garde un silence pudique. Cela n’a pas toujours été
en empruntant les voies les plus intègres, et en utilisant les moyens les plus licites mais sache
qu’aucun de ces ouvrages n’est taché de sang. Peut-être, seulement, ça et là, de quelques gouttes
d’alcool, et de troubles compromissions.
Ces livres que j’ai choisis un à un et que j’ai mis des décennies à rassembler s’offraient à moi,
et à moi seul ! Chaque soir, je choisissais ceux avec qui j’allais passer une longue nuit de veille.
Nuits de volupté, nuits torrides et moites de l’équateur. Cela valait, crois-moi, celles, ardentes,
que nous passions dans les hôtels autour de la vieille Sorbonne. Je m’égare.
Un mot encore. Si tu n’as pas changé, je prévois, concernant cette bibliothèque, que
1) connaissant ton peu d’attrait pour l’argent, tu ne la vendras pas, 2) connaissant ton peu
d’attrait pour les mathématiques, tu ne liras aucun de ces ouvrages, et que, ainsi, tu ne les
détérioreras pas plus qu’ils ne le sont déjà.

Je t’embrasse.
Ton vieil Elgar



Uploaded byRémai marianne
Publisher SEUIL
Source of the quotationDenis Guedj, LE THÉORÈME DU PERROQUET
Bookpage (from–to)5-7

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