Jaccottet, Philippe: Clouded Skies (Pensées sous les nuages in English)
Pensées sous les nuages (French)—Je ne crois pas décidément que nous ferons ce voyage à travers tous ces ciels qui seraient de plus en plus clairs, emportés au défi de toutes les lois de l’ombre. Je nous vois mal en aigles invisibles, à jamais tournoyant autour de cimes invisibles elles aussi par excès de lumière . . . (À ramasser les tessons du temps, on ne fait pas l’éternité. Le dos se voûte seulement comme aux glaneuses. On ne voit plus que les labours massifs et les traces de la charrue à travers notre tombe patiente.)
—Il est vrai qu’on aura peu vu le soleil tous ces jours, espérer sous tant de nuages est moins facile, le socle des montagnes fume de trop de brouillard . . . (Il faut pourtant que nous n’ayons guère de force pour lâcher prise faute d’un peu de soleil et ne pouvoir porter sur les épaules, quelques heures, un fagot de nuages . . . Il faut que nous soyons restés bien naïfs pour nous croire sauvés par le bleu du ciel ou châtiés par l’orage et par la nuit.)
—Mais où donc pensiez-vous aller encore, avec ces pieds usés? Rien que tourner le coin de la maison, ou franchir, de nouveau, quelle frontière?
(L’enfant rêve d’aller de l’autre côté des montagnes, le voyageur le fait parfois, et son haleine là-haut devient visible, comme on dit que l’âme des morts…
On se demande quelle image il voit passer dans le miroir des neiges, luire quelle flamme, et s’il trouve une porte entrouverte derrière. On imagine que, dans ces lointains, cela se peut: une bougie brûlant dans un miroir, une main de femme proche, une embrasure . . .)
Mais vous ici, tels que je vous retrouve, vous n’aurez plus la force de boire dans ces flûtes de cristal, vous serez sourds aux cloches de ces hautes tours, aveugles à ces phares qui tournent selon le soleil, piètres navigateurs pour une aussi étroite passe…
On vous voit mieux dans le crevasses des labours, suant une sueur de mort, plutôt sombrés qu’emportés vers ces derniers cygnes fiers…
—Je ne crois pas décidément que nous ferons encore ce voyage, ni que nous échapperons au merlin sombre une fois que les ailes du regard ne battront plus.
Des passants. On ne nous reverra pas sur ces routes, pas plus que nous n’avons revu nos morts ou seulement leur ombre… Leur corps est cendre, cendre leur ombre et leur souvenir; la cendre même, un vent sans nom et sans visage la disperse et ce vent même, quoi l’efface? Néanmoins, en passant, nous aurons encore entendu ces cris d’oiseaux sous les nuages dans le silence d’un midi d’octobre vide, ces cris épars, à la fois près et comme très loin (ils sont rares, parce que le froid s’avance telle une ombre derrière la charrue des pluies), ils mesurent l’espace… Et moi qui passe au-dessous d’eux, il me semble qu’ils ont parlé, non pas questionné, appelé, mais répondu. Sous les nuages bas d’octobre. Et déjà c’est un autre jour, je suis ailleurs, déjà ils disent autre chose ou ils se taisent, je passe, je m’étonne, et je ne peux en dire plus.
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Clouded Skies (English)—I am not convinced we shall ever make that journey across the many skies becoming clearer and clearer, carried away in defiance of all the laws of shadow. I cannot see us as invisible eagles for ever circling the peaks invisible themselves in the excess of light… (Picking up the broken bits of time will not construct eternity. We learn to stoop, that is all, like the gleaners. Now we see only the massive ploughlands and the marks of the plough across our patient tomb.)
—True, we have seen little of the sun lately and it is less easy to hope under such an amount of cloud, the mountain platform billows with too much fog… (But how nearly destitute of strength we must be if we let go for want of a bit of sun and are incapable of shouldering a fardel of clouds for an hour or so… And we must be very naive still to think ourselves saved by the blue of the sky or punished by storms and night.)
—Where else did you think you were going on your worn feet? Only rounding the house or crossing a border—which?—again?
(The child dreams of going to the other side of the mountain. A traveller may, and his breath up there shows, as they say that the souls of the dead…
We ask ourselves what image he sees passing in the mirror of the snows, what flame he sees glimmering, and whether he finds a door half open at the back. We imagine that in those distances it might be so: a candle burning in a mirror, the hand of a woman close, an opening . . .)
But you, such as I find you here, you will no longer have the strength to drink from those crystal flutes, you will be deaf to the bells of those high towers, blind to those beacons that turn as the sun turns, unfit for the navigation of such narrow straits…
Easier to imagine you labouring in crevasses of clay sweating the death-sweats, foundering, not lifted up towards those proud and final swans…
—I am not convinced we shall make that journey now nor escape the shadow of the axe once the wings of sight have ceased to beat.
Passers-by. We shall not be seen on these roads again any more than we have ever seen our dead or even their shades… Their bodies are ash, ash their shades and their memory and the ashes themselves a nameless faceless wind disperses them and the wind itself, what e√aces it? Nonetheless in passing we shall have heard again and still these bird-cries under the clouds in the silence of an empty October noon, these scattered cries, near and yet seeming very far away (they are rare because the cold advances like a shadow behind the ploughing rain), they measure space… And passing underneath them it seems to me they have spoken, not asked anything or called but answered. Under the low clouds of October. Already it is another day and I am elsewhere, already they are saying something else or have fallen silent. I pass, I am amazed, I can say nothing more about it.
Mark Treharne and
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