Au bord d’un fleuve
le balayeur balaye
il s’ennuie un peu
il regarde le soleil
il est amoureux
Un couple enlacé passe
il le suit des yeux
Le couple disparaît
il s’assoit
sur une grosse pierre
Mais soudain la musique
l’air du temps
qui était doux et charmant
devient grinçant
et menaçant
Apparaît alors
l’Ange gardien du balayeur
qui d’un très simple geste
lui fait honte de sa paresse
et lui conseille de reprendre le labeur
L’Ange gardien plante l’index vers le ciel
et disparaît
Le balayeur reprend son balai
Une jolie femme arrive
et s’accoude au parapet
regarde le fleuve
Elle est de dos
et très belle ainsi
Le Balayeur sans faire de bruit
s’accoude à côté d’elle
et d’une main timide et chaleureuse
la caresse
ou plutôt fait seulement semblant
mimant le geste de l’homme qui tout à l’heure
caressait son amie en marchant
La femme s’en va sans le voir
Il reste seul avec son balai
et soudain constate
que l’Ange est revenu
et l’a vu
et le blâme
d’un regard douloureux
et d’un geste de plus en plus affectueux
et de plus en plus menaçant
Le balayeur reprend son balai
et balaye
L’Ange gardien disparaît
Une autre femme passe
Il s’arrête de balayer
et d’un geste qui en dit long
lui parle de la pluie et du beau temps
et de sa beauté à elle
tout particulièrement
L’Ange apparaît
La femme s’enfuit épouvantée
L’Ange une nouvelle fois
fait comprendre au balayeur
qu’il est là pour balayer
puis disparaît
Le balayeur reprend son balai
Soudain des cris
des plaintes
venant du fleuve
Sans aucun doute
les plaintes de quelqu’un qui se noie
Le balayeur abandonne son balai
Mais soudain hausse les épaules et
indifférent aux cris venant du fleuve
continue de balayer
L’Ange gardien apparaît
Et le balayeur balaye
comme il n’a jamais balayé
Travail exemplaire et soigné
Mais l’Ange toujours l’index au ciel
remue des ailes courroucées
et fait comprendre au balayeur
que c’est très beau bien sûr
de balayer
mais que tout de même
il y a quelqu’un
qui est peut-être en train de se noyer
Et il insiste
le balayeur faisant la sourde oreille
Finalement
le balayeur enlève sa veste
puisqu’il ne peut faire autrement
Et comme c’est un très bon nageur
grimpe sur le parapet
et exécute un merveilleux « saut de l’ange »
et disparaît
Et l’ange
littéralement « aux anges »
louange le Seigneur
La musique est une musique
indéniablement céleste
Soudain
le balayeur revient
tenant dans ses bras
l’être qu’il a sauvé
C’est une fille très belle
Et dévêtue
L’Ange la toise d’un mauvais œil
Le balayeur
la couche sur un banc
avec une infinie délicatesse
et la soigne
la ranime
la caresse
L’Ange intervient
et donne au balayeur
le conseil de rejeter dans le fleuve
cette « diablesse »
La « diablesse » qui reprend goût à la vie
grâce aux caresses du balayeur
se lève
et sourit
Le balayeur sourit aussi
Ils dansent tous deux
L’Ange les menace des foudres du ciel
Ils éclatent de rire
s’embrassent
et s’en vont en dansant
L’Ange gardien essuie une larme
ramasse le balai
et balaye... balaye... balaye... balaye...
in-exo-ra-ble-ment.
1956 14 juin : Création à Enghien du ballet de Maurice Béjart d’après «Le Balayeur», chanson de Jacques Prévert, sur une musique de Louis Bessières.